
Découvertes
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Par Camille Bernard - Photographs: courtesy of the estates, le 24 mars 2025
Gardiens d’un savoir-faire séculaire et passeurs de mémoire, les chefs de caves façonnent chaque année des cuvées qui incarnent le style unique de leur maison. Mais leur rôle dépasse la seule création : ils s’inscrivent dans une logique de transmission, formant la nouvelle génération à ce métier d’alchimiste, où chaque détail compte. Focus sur ces architectes du goût, acteurs clés de la Champagne.
Dans l’intimité des maisons de Champagne, les chefs de caves orchestrent chaque année une alchimie subtile : celle de l’assemblage. Mais leur rôle ne s’arrête pas à l’élaboration de champagnes d’exception ; il s’apparente à une quête perpétuelle pour équilibrer rigueur scientifique et intuition artistique, afin de préserver et perpétuer le style de leur maison. Car chaque maison possède un ADN unique, une signature inimitable que le chef de caves utilise avec rigueur. Proportions des cépages, gestion des vins de réserve, dosage précis : chaque cuvée reflète des choix minutieux, fruits d’une expertise mêlant science et instinct. En outre, ils doivent composer avec les aléas de la nature – vendanges parfois capricieuses, évolution climatique – tout en garantissant la continuité du style maison.
Mais leur regard ne se limite pas au présent. En véritables passeurs de mémoire, ces alchimistes forment la relève. Une transmission longue, dont le processus exige patience et précision, mais également quelque chose qui ne s’apprend pas dans les livres : la sensibilité et la vision nécessaires pour perpétuer un style.
À travers ces portraits de chefs de caves, ce dossier met en lumière les défis d’un métier exigeant, où chaque geste compte, mais où le temps reste le plus fidèle des alliés. De la Montagne de Reims à la Côte des Blancs, ces acteurs clés de la Champagne partagent la passion d’un art qui ne s’improvise pas.
Cédric Thiébault est le chef de caves de la Maison Besserat de Bellefon depuis 2006.
Installée à Épernay, la Maison Besserat de Bellefon s’est forgé une réputation dans le secteur de la gastronomie grâce à des champagnes élaborés spécifiquement pour accompagner les repas. Cédric Thiébault, chef de caves depuis 2006, est à la tête de cette mission exigeante, où l’élaboration de chaque cuvée repose sur une précision quasi-scientifique.
La Maison Besserat de Bellefon est réputée pour ses champagnes gastronomiques.
« Je suis arrivé dans le monde du vin par curiosité », confie ce Champenois d’origine. Après un début de carrière dans le Beaujolais puis dans un laboratoire de Champagne en qualité d’œnologue-conseil, il rejoint Besserat de Bellefon en 1999 où il occupe d’abord une fonction de responsable qualité. Une immersion totale dans l’ensemble des processus de production lui permet de maîtriser chaque étape de l’élaboration des cuvées. « L’apprentissage du métier de chef de caves peut être rapide, mais en dessous de dix ans dans la même maison, il est difficile de voir le résultat de ce que l’on a souhaité mettre en place », explique-t-il, soulignant l’importance du temps dans ce rôle.
La Maison Besserat de Bellefon se distingue par une vinification unique.
La Maison Besserat de Bellefon se distingue par une vinification unique, sans fermentation malolactique, qui confère à ses champagnes une fraîcheur et une élégance singulières. La maison mise également sur une réserve solera, entamée il y a plus de vingt ans, pour enrichir la complexité de ses vins.
La transmission est au cœur de la mission de Cédric Thiébault, qui veille à former la nouvelle génération pour perpétuer le style de la maison. « Ce rôle nécessite sensibilité, capacité d’écoute et une bonne dose d’adaptation », affirme-t-il. À travers un dialogue constant avec son équipe, il cherche à garantir la continuité de l’excellence des champagnes Besserat de Bellefon.
Cynthia Fossier occupe désormais le poste de 10ème cheffe de caves de la Maison Canard-Duchêne.
À Ludes, au cœur de la Montagne de Reims, la Maison Canard-Duchêne vient de nommer sa 10ème cheffe de caves. Cynthia Fossier, première femme à occuper ce poste depuis la fondatrice Léonie Duchêne, succède à Laurent Fédou, qui a marqué la maison de son empreinte durant plus de vingt ans.
La Maison Canard-Duchêne est située à Ludes, au cœur de la Montagne de Reims.
Une transition marquée par une relation mentor-protégée, où la complicité a sans aucun doute joué un rôle central. « Je considère Laurent Fédou comme mon père spirituel », confie Cynthia Fossier.
Après avoir rejoint Canard-Duchêne en 2019 en tant qu’adjointe cuverie, la jeune femme a appris à ses côtés tous les secrets des assemblages, dans une transmission qui s’apparente à une éducation progressive et patiente. Cinq ans durant, le duo a appris à se connaître, constatant assez rapidement une forme ‘‘d’évidence’’ dans leurs rapports humains et notamment durant les dégustations. Elle explique : « Nous nous sommes trouvés plein de ressemblances et notamment dans la dégustation, où nous avions souvent le même avis et où nous avons même fini par ne plus avoir besoin de se parler pour se comprendre. »
Le jour où il lui demande de réaliser ses premiers assemblages, Cynthia raconte : « J’ai eu peur. Je ne me sentais pas prête. Il m’a répondu : ‘Moi aussi tu sais j’ai toujours peur après 35 ans de métier.’ »
La Maison Canard-Duchêne se distingue par son attachement au pinot noir, cépage central dans ses assemblages, qui reflète l’identité élégante et fraîche de ses champagnes. La méthode de travail repose sur une dégustation systématique à l’aveugle et une réserve perpétuelle – une véritable solera – utilisée pour certains vins. « Nous cherchons à nous rapprocher de ce que l’on peut vendre, tout en insufflant une personnalité dans chaque cuvée », explique Cynthia, qui perpétue cette rigueur technique tout en y intégrant sa propre sensibilité. « On trébuche parfois, mais il faut savoir se relever », ajoute celle qui souhaite à tout le monde de « rencontrer un Laurent Fédou dans sa vie ».
Aujourd’hui, Cynthia Fossier a l’ambition de poursuivre le travail de montée en gamme initié par son mentor. « Canard-Duchêne est une maison qui rassemble, une marque joyeuse et pétillante », conclue-t-elle.
Jules Foulon-Ellner est le représentant de la 5ème génération.
À Épernay, berceau emblématique du champagne, la Maison Charles Ellner cultive une indépendance rare, à la fois familiale et visionnaire. Depuis plus d’un siècle, cette maison s’efforce de produire des cuvées en parfaite harmonie avec la nature, un héritage qui reposera dans un avenir proche entre les mains de Jules Foulon-Ellner, représentant de la cinquième génération.
Champagne Charles Ellner : une maison familiale et visionnaire.
Sous l’œil attentif de Michel Rozeaux, chef de caves expérimenté de la Maison depuis plus de 20 ans, ce dernier s’initie à un art délicat et exigeant : maintenir le style vif et tendu des champagnes Ellner tout en préparant l’avenir.
« Le plus important, c’est la dégustation », confie-t-il, rappelant que chaque parcelle du vignoble, morcelé en plusieurs dizaines de lots, offre des caractéristiques uniques. Le rôle du chef de caves chez Ellner est une symphonie d’équilibres, où l’absence de fermentation malolactique souligne la pureté et la vivacité des arômes. La maison cherche à préserver un style où droiture et linéarité s’imposent comme signature.
Mais l’assemblage des vins clairs ne constitue qu’une partie de la mission. Il doit également tenir compte des aspects commerciaux, une réalité indispensable dans un marché où les goûts varient selon les régions du monde. « Nous adaptons les dosages en fonction de la typicité de chaque vin pour répondre au mieux aux tendances du moment et à l’attente de notre clientèle, tout en restant fidèles à notre style et à l’esprit de la Maison », précise-t-il, soulignant l’importance d’un dialogue constant entre les équipes technique et commerciale.
Destiné à devenir à son tour chef de caves, Jules Foulon-Ellner a soif d'apprendre.
La transmission, chez Champagne Charles Ellner, ne se limite pas aux gestes techniques. Michel Rozeaux transmet à son jeune successeur une vision plus large : celle d’un chef de caves moderne, en lien étroit avec le vignoble et ses évolutions. Et pour réussir cette transition, le temps devient un allié : « Plus le processus de transmission est long, mieux c’est », conclue Jules, qui a encore soif d’apprendre.
La Maison Collard-Picard est avant tout une maison familiale.
Cultivant 16 hectares de vignes réparties entre la Vallée de la Marne, berceau des pinots noirs et meuniers, et la Côte des Blancs, royaume du chardonnay, la Maison Collard-Picard est née en 1996 de l’union de deux familles vigneronnes profondément enracinées dans la tradition champenoise.
Olivier Collard et Caroline Picard, ses fondateurs, incarnent en effet cinq générations de savoir-faire et préparent leur fils Alexandre à prendre les rênes un jour.
D’autant que dans la famille Collard-Picard, le rôle de chef de caves s’inscrit dans un métier plus large : celui de chef d’exploitation.
Alexandre seconde son père dans toutes ses tâches.
Secondant son père dans toutes ses tâches, Alexandre apprend ainsi toutes les ficelles du métier. Du vignoble jusqu’à la cave en passant par la partie commerciale, « je suis convaincu qu’il faut savoir tout faire », affirme Olivier Collard.
Le style Collard-Picard, résolument identitaire, repose sur des choix techniques affirmés : vinification en grands foudres pour éviter les notes boisées, absence de fermentation malolactique pour préserver la fraîcheur des arômes, et utilisation de levures indigènes pour exprimer pleinement le terroir. Cette approche exigeante se traduit par des champagnes extra-brut d’une grande précision, vieillis longuement pour atteindre leur pleine maturité.
Alexandre se fait le porte-voix de la maison.
« Aujourd’hui, nous avons atteint le résultat que nous souhaitions atteindre en termes de style de champagne. Nous voulons le faire savoir, partager la bonne parole, et nous communiquons à présent sur cela. Notre fils sera le garant de cette vision », conclut Olivier, confiant dans la capacité d’Alexandre à poursuivre ce parcours d’excellence.
Cédric Jacopin est le chef de caves d'Union Champagne depuis 2016.
À Avize, Union Champagne réunit depuis plus de 55 ans l’expertise de 15 coopératives champenoises et regroupe à ce titre plus de 2 300 adhérents et 1 400 hectares de vignes. Cédric Jacopin, chef de caves depuis 2016, incarne la continuité et l’adaptabilité de cet acteur clé de la Champagne, réputé pour ses champagnes Premiers Crus et Grands Crus.
« Le métier de chef de caves est un métier particulier car il nécessite énormément d’apprentissage », explique ce dernier. Présent dans l’union depuis le début de sa carrière, il a suivi un parcours initiatique sous la tutelle de son prédécesseur Yannick Collet, avant d’endosser pleinement le rôle de chef de caves. Et autant dire que dans une structure aussi vaste qu’Union Champagne, la transmission et le travail d’équipe sont essentiels. « Ici, le chef de caves est un véritable couteau suisse, à la fois technicien, alchimiste et ambassadeur. »
L’assemblage des vins clairs se fait sur le site principal d’Avize.
L’élaboration des cuvées repose sur une méthodologie précise. Chaque coopérative produit ses propres vins clairs avec le soutien des équipes œnologiques d’Union Champagne. Ces vins sont ensuite assemblés sur le site principal d’Avize, où le chef de caves et son équipe orchestrent l’harmonisation des différents crus. « Travailler avec une équipe implique un dialogue constant, une ouverture d’esprit et une humilité, car nous ne sommes que de passage », affirme-t-il. Cette philosophie guide également sa mission de transmission, qu’il perçoit comme un passage de relais progressif pour préserver le style et l’excellence d’Union Champagne. Avec sa marque phare De Saint-Gall, Union Champagne se positionne sur un champagne au style à la fois élégant et puissant, reflet des terroirs exceptionnels dont il est issu. Sous la direction de Cédric Jacopin, l’union continue de valoriser l’authenticité et la qualité qui font sa réputation, tout en répondant aux évolutions climatiques et aux attentes du marché.
Odilon de Varine et Gabrielle Malagu, une alchimie humaine avant tout.
Fondée en 1584 à Aÿ, la Maison Gosset est un monument du patrimoine champenois.
La Maison Gosset est un monument du patrimoine champenois.
Connue pour son style inimitable associant fraîcheur minérale et vinosité profonde, elle doit son identité à une tradition de transmission soigneusement orchestrée. Aujourd’hui, cette transmission prend une nouvelle dimension avec Gabrielle Malagu, choisie par Odilon de Varine pour incarner la continuité et l’évolution de la maison. « Quand on choisit quelqu’un pour représenter une maison, il ne s’agit pas seulement de compétences techniques, mais d’une alchimie humaine », souligne ce dernier. Gabrielle Malagu, œnologue expérimentée, collabore étroitement avec lui dans un binôme pensé comme un espace de dialogue et de partage. Une méthode essentielle dans un métier où chaque décision prise aujourd’hui influence les cuvées qui ne seront révélées que des années plus tard. « Ce que nous avons fait il y a six ans sort aujourd’hui », précise Odilon, illustrant la temporalité unique de leur métier.
Chez Gosset, la mission du chef de caves oscille entre la part d’ombre et celle de lumière. Dans l’ombre, Gabrielle Malagu et Odilon de Varine s’attellent à réaliser les meilleurs assemblages, adaptant les proportions de chardonnay et de pinot noir pour répondre aux changements climatiques tout en maintenant la signature de la maison. Et tout autant dans la lumière car « Les chefs de caves sont les ambassadeurs de leur travail, appelés à expliquer, promouvoir et faire rayonner leurs créations à travers le monde », conclue Odilon de Varine.
Thierry Gobillard supervise les vinifications avec une attention particulière.
Fondée en 1933 par Gervais Gobillard, la Maison JM Gobillard & Fils incarne l’histoire d’une famille profondément ancrée dans le terroir champenois. Située à Hautvillers, lieu emblématique de la Champagne et village de Dom Pérignon, l’entreprise s’est développée au fil des générations pour devenir une référence dans la région. L’histoire de cette maison est celle d’une persévérance familiale, marquée par des étapes clés telles que la création de la société Altavilloise en 1983 ou encore l’adoption de Dizy comme nouveau siège opérationnel en 1990. Aujourd’hui, la famille Gobillard exploite un vignoble de 33 hectares certifié Haute Valeur Environnementale (HVE) de niveau 3.
Thierry Gobillard, qui a intégré la maison en 1982 après avoir obtenu son diplôme national d’œnologie, a joué un rôle central dans la transformation de cette entreprise familiale. Et pour cause, sous sa supervision, la maison qui produisait 50 000 bouteilles par an est passée à la production annuelle d’1,5 million de bouteilles, faisant de JM Gobillard & Fils une maison d’envergure internationale tout en conservant ses valeurs familiales.
En tant que chef de caves, Thierry Gobillard supervise les vinifications avec une attention particulière au respect et à la pérennité du savoir-faire familial. « Le chef de caves est le garant du style de la Maison et il doit en assurer la continuité. Il doit être capable de tirer le meilleur parti de la vendange tout en veillant à l’avancée du processus de vinification tout au long de l’année », explique-t-il. « Ce rôle nécessite des qualités variées : une passion indéfectible pour le vin, une maîtrise technique irréprochable et une capacité de communication pour transmettre l’ADN de la maison. »
La transmission du savoir, essentielle dans cette profession, est un processus qui, selon lui, s’effectue sur plusieurs millésimes. Ainsi le chef de caves prend-t-il le temps de transmettre sereinement l’art délicat des techniques d’assemblage à son successeur.
Le temps, seul allié à une transmission réussie.
Au cœur de la Champagne, les chefs de caves incarnent un rôle unique, à la croisée de l’artisanat, de la science et de la stratégie. Garants du style de leur maison, ils sont les gardiens d’un savoir-faire où chaque assemblage reflète des choix minutieux et des décennies d’expertise. Mais leur mission va bien au-delà de la simple élaboration des cuvées : ils portent sur leurs épaules la responsabilité de transmettre un héritage immatériel et précieux.
La transmission est un art en soi, nécessitant des années de collaboration étroite entre un mentor et son successeur. Ce passage de relais ne se limite pas à des techniques ou à des recettes d’assemblage ; il s’agit d’un véritable partage. Le partage d’une vision, d’une sensibilité mais aussi le partage d’une compréhension intime du terroir. Comme le révèlent les témoignages des chefs et cheffes de caves présentés dans ce dossier, cette relation entre l’ancien et le nouveau chef de caves est souvent marquée par une profonde complicité ou, à minima, d’une totale confiance mutuelle.
Face aux enjeux contemporains, les chefs de caves s’adaptent également aux nouvelles attentes environnementales et climatiques, tout en restant fidèles à l’identité de leur maison. Ce subtil équilibre illustre toute la complexité de leur mission.
Si chaque maison de Champagne a ses spécificités, un point commun unit finalement toutes ces histoires : le temps. Le temps pour affiner un style, le temps nécessaire pour former un successeur, et le temps qu’il faut pour voir éclore le fruit d’un travail souvent amorcé des années auparavant. C’est cette temporalité unique qui propulse les chefs de caves au rang d’architectes de l’éphémère et du durable à la fois.
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