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Les communales du Médoc à l’épreuve du feu
Par Camille Bernard – Photographs: courtesy of the estates, le 09 décembre 2024
Elles s'appellent Margaux, Moulis, Pauillac ou encore Saint-Estèphe : ce sont les appellations communales du Médoc. Bénéficiant d'une renommée planétaire, elles incarnent l'excellence des vins de Bordeaux. Pourtant, face à une conjoncture économique mondiale dégradée et à un phénomène croissant de déconsommation, ces crus du vignoble bordelais peuvent-ils encore s'appuyer sur leurs atouts historiques pour s'imposer sur les marchés export ? Dans un marché en pleine mutation, la prime au terroir est-elle toujours un atout maître pour garantir leur survie et leur succès à long terme ?
Jouissant d'une notoriété établie depuis des siècles, les appellations communales du Médoc regroupe parmi les terroirs les plus renommés au monde. Grâce à des conditions géologiques uniques, une maîtrise viticole transmise de génération en génération, et une capacité à produire des vins de garde qui séduisent les amateurs du monde entier, les propriétés viticoles de ces appellations ont toujours incarné la promesse de crus de qualité voire d’excellence. D’ailleurs, historiquement, ces appellations ont bénéficié d'une valorisation bien supérieure aux vins génériques de Bordeaux et Bordeaux Supérieur. Leur notoriété leur a permis de prospérer sur les marchés internationaux, attirant les amateurs de vin et les collectionneurs à travers le monde.
Mais face aux bouleversements économiques, à la saturation des marchés traditionnels et aux nouvelles tendances de consommation moins axées sur l'achat de bouteilles de vin traditionnelles, la notoriété de ces appellations est-elle suffisante ? D’autant qu’à ces défis conjoncturels s'ajoutent des menaces plus structurelles, comme le changement climatique, qui altère déjà la dynamique de production et la typicité des vins. Dans ce contexte, la question se pose : les appellations communales du Médoc ont-elles encore les ressources nécessaires pour continuer de briller sur l'échiquier mondial des vins ?
Serge Barbarin, propriétaire de Château Biston-Brillette, en AOC Moulis.
Château Biston-Brillette : « L’AOC Moulis offre une belle porte d'entrée aux vins du Médoc »
Situé au cœur de l'AOC Moulis, le Château Biston-Brillette reflète toute la diversité des terroirs de cette appellation communale du Médoc. « À Moulis, nous avons un kaléidoscope de tous les terroirs de la région, et Biston-Brillette se distingue par ses sols sableux qui apportent finesse et élégance à nos vins », explique Serge Barbarin, propriétaire du domaine. Ce terroir favorise notamment le merlot, offrant aux vins du Château Biston-Brillette un caractère souple et soyeux, accessible dès leur jeunesse.
Le terroir sableux du vignoble de Biston-Brillette apporte finesse et élégance aux vins.
Cette particularité est un atout précieux dans un contexte où la tendance est à la consommation immédiate et au plaisir, sans attendre de longues années de garde. « Nos vins sont adaptés à cette évolution de la consommation, offrant un accès immédiat tout en continuant d'évoluer avec le temps », souligne-t-il.
Château Biston-Brillette se distingue également par sa proximité unique avec ses consommateurs : « 80% de nos ventes se font en direct, cela nous permet d'avoir un retour immédiat sur la perception de nos vins », ajoute-t-il. Cette approche, initiée par ses parents, reflète une volonté farouche d'indépendance et une stratégie originale pour pallier le manque de notoriété de l'AOC Moulis. « Ils ont commencé cette démarche bien avant l’heure, convaincus que, n'étant pas dans l'appellation la plus prestigieuse du Médoc, il fallait faire venir les gens et vendre directement notre vin. »
« L'AOC Moulis, bien que peu connue et avec des volumes limités – moins de 2 millions de bouteilles par an –, offre une belle porte d'entrée aux vins du Médoc pour ceux qui souhaitent s'y initier », affirme le vigneron.
Aujourd'hui, il reconnait que le domaine bénéficie davantage de sa propre notoriété que de celle de l'appellation. Conscient que le secteur viticole traverse une période de mutation radicale, il confie : « Je pense qu'il faut changer de modèle. Nous n'avons peut-être pas fait tout ce qu'il fallait pour rendre nos vins modernes ». Insistant sur la nécessité de se remettre en question, il interroge : « En quoi notre produit peut-il incarner une modernité dans la continuité ? »
Pour le propriétaire, une partie de la réponse réside dans ce que le vin incarne : un produit de convivialité et de célébration. « Le vin fait partie de la fête, et la fête est universelle. Nous sommes heureux que nos vins accompagnent les moments importants de la vie de nos clients, leurs mariages, baptêmes, etc. Le vin ne doit pas être pompeux. C'est avant tout un produit de convivialité. »
Guillaume Barbarin, le neveu de Serge Barbarin, prend la relève.
Avec l'arrivée d'une nouvelle génération de vignerons à Moulis, incarnée à Biston-Brillette par son neveu Guillaume Barbarin, Serge Barbarin entrevoit un changement positif : « Ceux qui arrivent vont apporter un regard neuf », conclut-il, convaincu que l'avenir des vins de Moulis passera par cette ouverture d'esprit et cette volonté de s'adapter.
Château Desmirail, 3ème Grand Cru Classé en AOC Margaux.
Château Desmirail : « Les vins de Margaux sont réputés à travers le monde »
Troisième Grand Cru Classé en 1855 en AOC Margaux, Château Desmirail se distingue par son patrimoine unique. Jouissant d’un emplacement idéal sur la célèbre route des châteaux du Médoc, le visiteur peut notamment y admirer une chartreuse du XVIIIème siècle et un cuvier gravitaire médocain de la fin du XIXème siècle, un des rares encore en excellent état de conservation.
Engagé dans une viticulture raisonnée depuis des décennies, Château Desmirail a banni tout désherbage chimique et insecticide bien avant l'obtention de sa certification Haute Valeur Environnementale en 2018.
Denis Lurton, propriétaire du Château Desmirail.
« Les vins de Margaux sont réputés à travers le monde pour leur élégance, leur finesse, et leur rondeur », affirme Denis Lurton, propriétaire du Château Desmirail, dont les vins sont à la hauteur de la réputation.
Conformément au mode de commercialisation traditionnel des vins de Margaux, et particulièrement des Grands Crus Classés, les vins de Château Desmirail sont majoritairement vendus au négoce. Admettant que les évolutions récentes du marché imposent cependant une révision des pratiques de vente, Denis Lurton explique : « La crise actuelle est structurelle sur les Médoc et les Bordeaux, mais pas sur nos vins qui évoluent sur le segment du luxe. Pour autant, nous attendons que les stocks se vident et, en ce sens, la campagne des primeurs doit être révisée, surtout que certains marchés comme la Chine n’ont jamais adhéré à ce système de primeurs. » Au-delà des frontières hexagonales, en l’occurrence, Château Desmirail a diversifié ses marchés, avec une percée aux États-Unis et donc en Chine, en plus de sa présence historique en Angleterre et plus généralement en Europe. « Notre notoriété n'était pas forte dans les années 90 car je pensais que la qualité du vin suffisait mais aujourd'hui, il est essentiel de communiquer pour se faire connaître », confie encore le propriétaire. Pour cela, le domaine mise sur son emplacement idéal sur la route des vins pour développer une activité œnotouristique, accueillant des visiteurs tous les jours de mai à octobre.
Le chai à barrique de Château Desmirail.
En parallèle – et tout en continuant de porter haut les couleurs de l’AOC Margaux – Château Desmirail s’adapte aux évolutions du marché mondial. « Nous faisons le choix d’élaborer des vins qui profitent de la diversité des cépages bordelais pour offrir à la fois l’élégance en jeunesse et la complexité après des années de vieillissement », conclut Denis Lurton.
Karin, Jérôme et Régis Bernaleau, co-gérants de Château Mongravey.
Château Mongravey : « Mondialement, nos terroirs parlent toujours »
Propriété familiale située sur l'AOC Margaux, Château Mongravey incarne l'élégance des grands vins de la prestigieuse appellation communale. A la fin des années 70, Régis Bernaleau prend la succession de son père. Mont pour la hauteur et Gravey pour les graves, Mongravey symbolise à lui seul la singularité du terroir unique qui compose alors son seul hectare de vignes.
« La première bouteille du Château Mongravey voit le jour en 1981. Puis, au fil des années, la propriété s’agrandie par l'acquisition de plusieurs parcelles pour atteindre aujourd'hui une douzaine d'hectares répartis sur une trentaine de parcelles distinctes », explique Karin Bernaleau, co-gérante du domaine.
Karin Bernaleau gère toute la partie commerciale de Château Mongravey.
Les vignes s'épanouissent sur des croupes graveleuses du quaternaire, riches en graviers et galets de quartz, qui permettent un drainage naturel et une restitution optimale de la chaleur, offrant ainsi des conditions idéales pour une parfaite maturité des raisins. Avec cette mosaïque de terroirs diversifiés, sur lesquels s’épanouissent cabernet-sauvignon, merlot et cabernet franc, toutes les conditions sont réunies pour produire des vins qui dévoilent toute l’élégance et la délicatesse des terroirs de Margaux. Pour elle, « L'AOC Margaux est un argument de poids, même en période de crise. » Précisant que « 70% des surfaces de Margaux sont occupées par des Grands Crus Classés, ce qui contribue évidemment à sa renommée », elle ajoute : « L’appellation parle aux étrangers et on note même une ‘‘sur-représentation’’ de notre AOC aux États-Unis, et notamment des Grands Crus Classés et des Crus Bourgeois. » D’ailleurs classé Cru Bourgeois Supérieur depuis 2018, Château Mongravey tire non seulement parti de la notoriété de l'AOC Margaux mais également de celle de la famille des Crus Bourgeois pour se distinguer sur des marchés concurrentiels, tout en s'efforçant de préserver son identité. « Il nous tient à cœur de rester fidèles à ce que nous sommes, tout en évoluant avec le marché », précise Karin Bernaleau. Pour cela, le domaine a investi dans des techniques de vinification modernes et innovantes, comme l'utilisation d'amphores italiennes pour l’élevage de 10% de ses vins.
Château Mongravey s'est équipé d'amphores italiennes pour développer des vins soyeux.
Aujourd'hui, malgré une part importante de son activité tournée vers l'export (85%, dont 35% vers les États-Unis), Château Mongravey continue de miser sur la singularité de son terroir pour se démarquer. « Mondialement, nos terroirs parlent toujours, mais nous devons aussi nous réinventer pour communiquer efficacement sur nos vins », conclut-elle.
Les Domaines Pedro sont propriétaires de 14 hectares en AOC Saint-Estèphe.
Domaines Pedro : « Saint-Estèphe jouit d'une notoriété internationale »
Exploitation familiale dont l’histoire remonte à 1830, les Domaines Pedro sont propriétaires de 14 hectares de vignes en AOC Saint-Estèphe. Divisés entre Château Lavillotte et Domaine de la Ronceray, ces vignobles produisent une gamme composée de trois vins, laquelle a été « créée pour répondre à différentes attentes des consommateurs, tant en termes de profil de vin que de prix », explique Sébastien Fraysse, directeur technique des domaines.
Château Lavillotte, situé sur un sol calcaire et caillouteux, s'étend sur 12 hectares et produit des vins bouquetés, riches en tanins, qui se fondent harmonieusement au fil du temps. De son côté, le Domaine de la Ronceray, voisin de Lavillotte, cultive 2 hectares de vignes et produit un vin généreux et velouté qui se distingue par son harmonie entre onctuosité, gras et longueur en bouche.
Les Domaines Pedro élèvent leurs vins dans des barriques provenant des plus célèbres tonnelleries.
Pour s’adapter aux goûts des consommateurs d’aujourd’hui, les Domaines Pedro ont modernisé leurs techniques de vinification. « Nous travaillons différemment sur l'extraction des tanins pour obtenir des vins plus ronds accessibles dans leurs jeunes années (trois ou quatre ans) », explique Sébastien Fraysse. Grâce à l’acquisition d’un air pulse, les extractions sont plus douces, conférant aux vins des tanins présents mais beaucoup plus soyeux.
« Saint-Estèphe jouit d'une notoriété internationale. On parle encore aujourd'hui des vins de Saint-Estèphe comme des ‘‘vins nobles’’», souligne-t-il. Avec environ 60% de leurs ventes réalisées en France et le reste exporté vers des marchés tels que les États-Unis, le Canada, la Belgique, le Japon et, dans une moindre mesure, la Chine, les Domaines Pedro profitent de cette reconnaissance tout en poursuivant leur démarche d’offrir des vins adaptés aux consommateurs.
La famille Bouey est propriétaire de 52 hectares en Médoc.
Maison Bouey : « C’est un travail d'équilibriste pour comprendre et répondre au marché »
Dans une interview accordée à Jacques Bouey, PDG de la Maison Bouey, pour le numéro 54 de notre magazine (hiver 2023), celui-ci insistait déjà sur l'importance de la prime au terroir pour valoriser les vins bordelais sur des marchés saturés : « Le terroir médocain est une force que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Nos vins ont une typicité que les consommateurs recherchent, notamment sur les marchés en développement ». Soulignant l’attachement de la famille Bouey au Médoc, où, rappelons-le, la maison possède 52 hectares de vignes en propre, il ajoutait : « Ces terres forment notre socle dans notre approche des marchés ». D’ailleurs, face aux défis économiques et aux évolutions de consommation, Jacques Bouey expliquait déjà la nécessité de « comprendre l’existence d’une fracture entre les marchés matures et ceux en développement », évoquant notamment la ceinture nord de l’Europe et le segment CHR français pour les premiers, et les pays d’Asie pour les seconds. Sur les marchés matures, où il constatait un déplacement de la demande, il jugeait essentiel de « réinterpréter le vin afin de répondre à des consommateurs lassés par le Bordeaux traditionnel ». Tandis que sur les marchés en développement, comme l’Asie du Sud-Est, la Corée, le Japon et l’Afrique, Jacques Bouey se réjouissait d’observer « un retour de la consommation des Bordeaux que l’on produisait il y a 10 ans ».
Jacques Bouey se montre optimiste quant aux nouvelles opportunités du marché.
Appelant à « trouver un équilibre entre la valorisation du terroir bordelais et l'adaptation aux nouvelles tendances de consommation », il précisait : « Nous travaillons sur toutes les parties du spectre, c'est-à-dire aussi bien sur nos propriétés familiales (où nous avons par exemple été des précurseurs dans la vinification de grappes entières pour amener de la fraîcheur et davantage de typicité à nos vins) que sur nos marques. L'idée n'est pas d'arrêter les vins typiques de Bordeaux. C'est un travail d'équilibriste pour comprendre et répondre au marché. »
Une prise de conscience salutaire
Face à un marché en constante évolution, les appellations communales du Médoc se trouvent à un carrefour déterminant. Si leur histoire et leur terroir unique restent des arguments de poids, les propriétés doivent désormais faire preuve d'une grande agilité pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs et aux défis du marché. Les témoignages recueillis montrent une réelle prise de conscience de ces enjeux, que ce soit par une modernisation des pratiques de vinification, un renouvellement des stratégies commerciales, ou une communication renforcée sur les atouts de leurs terroirs. Ainsi, si Château Biston-Brillette mise sur la convivialité et l’authenticité de ses vins pour attirer les nouveaux amateurs de vins du Médoc, Château Desmirail, fort de son histoire et de son positionnement sur le segment du luxe, s'efforce de conquérir de nouveaux marchés à l'international. A Margaux, Château Mongravey parie sur une approche équilibrée entre tradition et innovation pour rester compétitif, tandis qu’au nord du Médoc, à Saint-Estèphe, les Domaines Pedro se distinguent par leur engagement en faveur de vins accessibles et contemporains. Enfin, la Maison Bouey s'efforce de concilier respect du terroir et adaptation aux nouvelles tendances de consommation. En somme, si les communales du Médoc sont à l'épreuve du feu, elles démontrent également leur capacité à s’adapter et à persévérer. Leur avenir dépendra de leur aptitude à rester fidèles à leur héritage tout en s'ouvrant à de nouvelles opportunités.
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