Apparu en 1863 dans le Gard et dans le Bordelais, ce puceron parasite dont les piqûres sur les racines de la vigne provoquent en quelques années la mort du cep fit des ravages spectaculaires. Après bien des tâtonnements (dont certains extravagants), la solution fut trouvée.

 

Des pucerons voraces 

Nous sommes le 15 juillet 1868, près de Saint-Rémy de Provence. Un groupe d’hommes, visiblement très préoccupés, arpente une vigne dont les souches dépérissent inexplicablement depuis quelques années. Et ce dépérissement s’étend de manière inquiétante aux vignes alentour… Ces hommes sont viticulteurs ou membres de l’Administration. Arrachant certains pieds parmi les plus affaiblis, ils ne trouvent que racines mortes ou pourrissantes… jusqu’à ce que l’un d’entre eux tende au Professeur Planchon de la Faculté des Sciences de Montpellier un fragment de racine parsemé de “points” jaunes : armé de sa loupe, l’éminent botaniste n’a aucun mal à reconnaître des pucerons !

 

2 350 000 hectares détruits en France 

 Et plusieurs centaines d’autres vont être ainsi observés ce jour-là, en place sur des racines de souches dépérissantes : ces hommes viennent de découvrir le phylloxéra et Planchon lui-même, procédant peu de temps après à l’identification de l’insecte, va passer à une -triste- postérité. En effet, de cette date à la fin du siècle, soit en un peu plus de temps que la durée d’une génération humaine, cet insecte minuscule va détruire la totalité du vignoble français : 2 350 000 hectares à l’époque.

 

En passant par l’Angleterre

Décrit pour la première fois sur vigne aux Etats-Unis en 1854, le phylloxéra fit son apparition en Europe au début des années 1860, d’abord en Angleterre dans des serres à raisin de table puis en France en 1863 simultanément à Floirac près de Bordeaux et à Roquemaure dans le Gard, non loin d’Avignon. Sur les raisons de l’introduction de l’insecte en Europe, il n’existe pas de certitude absolue, même aujourd’hui; simplement de fortes présomptions.

 

Dans le sillage de l’oïdium 

Tout d’abord, il faut se souvenir qu’au début des années 1850 un champignon parasite de la vigne -l’oïdium- fit son apparition lui aussi en provenance d’Amérique ! Or, des  observations montrèrent rapidement que, dans les collections botaniques, des espèces de vignes originaires d’Amérique résistaient à ce nouveau parasite. Dès lors, à une époque où les contrôles sanitaires n’existaient pas aux frontières, il est probable que des plants de vigne américains furent introduits pour aider à la lutte contre l’oïdium. Par ailleurs, comme cela vient d’être évoqué, des collections botaniques -publiques ou privées- existaient en France, certaines d’entre elles basées sur un engouement pour des plantes “exotiques”, étrangères autant qu’étranges. Parmi ces plantes, les vignes américaines étaient alors spécialement recherchées. Pour constituer ou développer ces collections, des plants circulaient, là aussi sans aucun contrôle…

 

Un cycle biologique complexe 

Ainsi donc, quelques années seulement après son introduction dans le vignoble français, le phylloxéra était découvert et décrit comme la cause du mal nouveau qui affectait et tuait progressivement les vignes. Cependant, des années puis des décennies seront ensuite nécessaires pour comprendre le mode d’action de ce parasite et mettre en place un moyen de lutte efficace.

Comme souvent chez les pucerons, le phylloxéra possède un cycle biologique complexe, au cours duquel une des formes de l’insecte descend dans le sol et se fixe sur les racines de vigne dont il suce le contenu des cellules pour se nourrir.

 

Une extraordinaire prolificité

Une autre caractéristique bien connue des pucerons est leur extraordinaire prolificité : une souche parasitée peut héberger plusieurs centaines d’insectes. Sous l’effet de ces multiples piqûres les racines finissent par s’altérer : dès lors, la plante elle-même -de moins en moins alimentée- dépérit à son tour et finit par mourir, épuisée, en quelques années. Grâce à sa multiplication rapide et aux formes “aériennes” de son cycle biologique, l’insecte se propage de manière régulière, et la destruction avec lui… Ainsi, de proche en proche, toutes les régions viticoles françaises furent touchées. Allait-on voir disparaître un tel patrimoine économique et culturel, tant la progression de l’insecte semblait implacable ? Le risque fut majeur et “le coup passa bien près” !

 

Plusieurs voies de recherche 

Mais pour la première fois face à un tel problème de parasitisme, se fit jour une mobilisation quasi générale des énergies et surtout des compétences et des connaissances : ainsi, une Commission Nationale du Phylloxéra fut créée, dont Pasteur lui-même fit partie… Plusieurs voies d’investigation furent suivies. On chercha d’abord -et tout naturellement- à détruire l’insecte. L’imagination de nos concitoyens se donna libre cours : plus de 5 000 moyens de lutte furent proposés dont plus de 300 essayés; Prévert y eut très certainement retenu la nicotine, la naphtaline et jusqu’à des tisanes de fleurs de coquelicots ! Il faut dire que les esprits furent fortement aiguillonnés par la création, sous l’égide du Ministère de l’Agriculture, d’un prix de 300 000 franc-or (plus de 10 millions de francs actuels) qui devait récompenser le découvreur du remède miracle… Ajoutons, pour l’anecdote, que le prix ne fut jamais décerné !

 

Empoisonner l’insecte au sulfure de carbone

Parmi tous ces “remèdes”, seuls deux produits chimiques furent utilisés en vraie grandeur car possédant une réelle efficacité contre le phylloxéra. Le plus connu et le plus usité des deux était le sulfure de carbone; ses partisans constituaient le groupe des “sulfuristes” avec ses revues, ses colloques… Employé pour la première fois avec succès dans le Bordelais dès 1869, son usage régulier ne dépassa pas 50 000 hectares dans la France entière. En effet, difficile d’emploi, dangereux, il devait être en outre injecté dans le sol chaque année, rendant cette solution très onéreuse. Progressivement, il ne fut plus utilisé que par certains crus de prestige qui trouvèrent ainsi le moyen de conserver plus longtemps leurs vieilles vignes “françaises” : le vignoble de la Romanée-Conti fut ainsi protégé jusqu’au début des années 1940 !

 

Tenter de le noyer 

Après avoir essayé -en vain- d’empoisonner “l’insecte”, on tenta de le noyer. Un insecte est un animal aérien; il a besoin d’air pour respirer. Donc, inonder le sol pendant un certain temps -jusqu’à l’asphyxie de l’insecte- paraît être une solution originale. Cependant, elle nécessite de l’eau, des pompes et… un terrain plat : elle resta donc limitée aux zones côtières ou aux bords de fleuves. Actuellement, 5 000 hectares disséminés en Languedoc perpétuent le souvenir des vignes françaises “franches de pied”. Une autre solution -marginale également- consista à planter les vignes en terrain sableux, l’insecte se propageant peu dans de tels sols. Là encore, quelques milliers d’hectares le long du littoral méditerranéen se rappellent à notre souvenir…

 

Soigner le mal par le mal

La solution durable, celle qui permit de sauver le vignoble français de la disparition pure et simple, fut amenée avec le mal lui-même : en effet, des esprits observateurs constatèrent très tôt que, dans les collections botaniques, les vignes américaines ne dépérissaient pas : leurs racines “cicatrisaient” en quelque sorte à la suite des piqûres de l’insecte. Dès lors, deux voies s’ouvraient à l’investigation, l’une malheureuse, l’autre heureuse.

 

Le recours aux hybrides 

La voie “malheureuse” consista à chercher la solution en procédant à des hybridations entre les vignes françaises (pour les qualités de raisins) et les vignes américaines (pour la résistance au phylloxéra). Or, les vignes françaises et américaines appartiennent -botaniquement- à des espèces différentes : “Vitis vinifera” pour les premières, Vitis rupestris ou Vitis riparia pour les secondes. Or toute hybridation conduit à une perte partielle des caractères issus des parents; en clair, les produits de telles hybridations donnèrent des vignes dont les vins s’avérèrent au mieux de qualité médiocre et dont la résistance au phylloxéra fut nettement insuffisante. Ces hybrides ont aujourd’hui presque disparus de France mais ils ont au début du XXe siècle occupé de très vastes surfaces : noah, baco, isabelle, jacquez, gaillard, oberlin, othello…

 

La solution américaine

La solution “heureuse”, celle qui contribua à sauver la culture de la vigne, non seulement en France mais partout dans le monde en présence de sols hébergeant des phylloxéra, consista à greffer les variétés de vigne “française” sur des plants “américains” utilisés pour la résistance de leurs racines : le groupe des “américanistes” finit donc par l’emporter… Avec le temps, toute une collection de porte-greffes encore utilisés de nos jours) se constitua soit à partir d’espèces américaines botaniquement séparées soit à partir d’hybrides obtenus par croisements entre ces espèces, toutes résistances au phylloxéra. Mais cette solution ne s’imposa pas d’emblée et, compte tenu des frais occasionnés par cette nouvelle technique de culture désormais obligatoire, sa diffusion s’accompagna de l’abandon de la culture de la vigne dans des régions marginales ou difficiles : en 1900, à la fin de la “reconstitution”, le vignoble français occupait tout de même encore 1 700 000 hectares (actuellement 900 000 hectares environ).

 

Un vignoble profondément transformé

Certes le vignoble fut sauvé, mais la culture de la vigne en sortit profondément transformée : ainsi, pour faire face d’abord au lent dépérissement des vignes phylloxérées puis à l’augmentation des coûts de production dus à la replantation et au greffage, la vigne passa d’un système de culture “extensif” à un système “intensif” : de 22 hl/ha en 1868, le rendement moyen du vignoble français passa à 39 en 1900 ! On peut donc parler de viticulture pré et post phylloxérique. Et la création, en 1935, de l’INAO (Institut National des Appellations d’Origine des vins et eaux-de-vie) peut être interprétée comme une conséquence lointaine des bouleversements entraînés par la reconstitution du vignoble. Les vignerons des régions viticoles de renommée historique en appelant à l’administration pour que soient sauvegardés des vins issus de pratiques basées sur des “usages locaux, loyaux et constants!”.